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Incisives de chevaux gravées dont le décor est inscrit dans un triangle
© RMN, ill. Thierry Ollivier.
Cette étude porte sur un total de 22 incisives de poulain dont 18 sont issues de la collection Saint-Mathurin, conservée au musée d’Archéologie nationale (MAN) et 4 proviennent des fouilles de Lucien Rousseau1. Au sein de cette série, 20 dents présentent des gravures sur la face linguale, gravures dont les unités graphiques se décomptent en 12 triangles, 7 trapèzes et 1 figure composée de 2 traits parallèles. 7 de ces pièces possèdent également des incisions, plus ou moins profondes et en nombre variable, situées sur les bords de la dent. Les 2 pièces complétant la série ne possèdent que des incisions sur les arêtes latérales. Les faces labiales ne présentent aucune gravure.
Les figures géométriques gravées sur la face linguale sont garnies d’un fin quadrillage réalisé de façon minutieuse par des traits formant une sorte de tissage très serré. En effet, on peut compter sur l’une des pièces jusqu’à 35 traits entrecroisés sur moins d’un centimètre carré. On remarque que les côtés de la figure sont incisés plus profondément, probablement pour bien accentuer la forme et valoriser son remplissage ; la partie supérieure n’est jamais matérialisée par un trait, le quadrillage pouvant faire office de délimitation, et la pointe du triangle ou la petite base du trapèze se perdent dans le sillon dentaire. Notons qu’un dépôt d’ocre rouge subsiste dans le quadrillage de certaines dents.
Ces objets restent une particularité du Magdalénien en Poitou, ce qui peut conduire à considérer la notion de territoire. En effet, hormis les sites du Roc-aux-Sorciers et de La Marche qui ont fourni la majeure partie des pièces, quelques dents isolées ont été signalées, notamment dans la Vienne, à Lussac-les-Châteaux, grotte des Fadets2 et en Charente à Montgaudier, abri Gaudry3. On peut donc penser que ces éléments gravés fabriqués en quantité non négligeable (plus d’une centaine) sur un territoire restreint, n’ayant apparemment pas fait l’objet d’échanges ou de diffusion hors de la région, avaient une destination et une « utilité » très spécifiques.
À propos des incisives gravées, certains auteurs ont évoqué la parure, notamment à partir des incisions profondes réalisées sur les arêtes latérales qui auraient pu servir de mode de suspension par ligature4. Sans réfuter catégoriquement cette proposition, il semble cependant difficile d’envisager cette utilisation devant la variété des incisions, leur nombre et leur position sur la pièce. Par ailleurs, l’absence de perforation, pourtant possible à réaliser, permet de distinguer très nettement ces incisives gravées des autres types de dents perforées suspendues.
Nous rappellerons brièvement l’aspect symbolique de ces objets qui s’impose et reflète la créativité et la spiritualité de ces groupes magdaléniens. En effet, la gravure du triangle quadrillé « évoque de façon vraisemblable la “toison pubienne”, d’autant plus que l’angle inférieur de la “toison” s’arrête juste avant la fosse naviculaire à laquelle fait suite l’entrée du vagin. Or, les dents de poulain semblent avoir naturellement une morphologie, sinon semblable, tout au moins évocatrice, qui aurait été exploitée par les Magdaléniens5. » N’oublions pas qu’au Roc-aux-Sorciers, les figurations féminines sont très présentes, d’une part sur les parois et d’autre part sous forme de statuettes dans les mêmes niveaux d’occupation6.
En outre, deux types de traces observés sur ces pièces ont retenu notre attention, car elles pourraient évoquer une fonction possible en tant qu’outil : il s’agit d’une part de l’amincissement par abrasion de la zone apicale, face labiale, qui pourrait supposer un emmanchement par fixation sur un support, et d’autre part de l’usure et du lustré observés sur la zone triturante de la face linguale, pouvant parfois détruire une partie de la gravure, et qui militent en faveur d’une action liée à une utilisation. Seule une étude approfondie permettrait d’avancer une hypothèse. Par ailleurs, les fractures constatées sur certaines dents ne permettent pas de les attribuer à un résultat dû à l’utilisation de ces objets en tant qu’outil.
L’étude des incisives gravées du Roc-aux-Sorciers met en évidence la grande homogénéité qui existe avec la centaine de pièces provenant du site de La Marche ; il s’agit d’un ensemble cohérent qui participe très probablement de la même intention. Certes, l’image de la femme avec sa représentation stylisée leur confère une valeur symbolique. Mais au-delà du simple objet d’art mobilier, on peut penser que d’autres motivations conduisaient à leur élaboration. L’incroyable minutie employée et la dextérité que nécessitait la réalisation de ces gravures renvoient également au choix du support qui, souvent, impose les dimensions et dicte les difficultés techniques que l’auteur doit affronter. Dans le cas présent, le choix d’un élément en cours de formation tel que l’incisive du poulain n’est sans doute pas anodin.
Dents de chevaux quadrillées
Dents de chevaux quadrillées (décor inscrit dans un trapèze)
Dents de chevaux quadrillées (décor inscrit dans un triangle)
1 L. Rousseau, « Le Magdalénien dans la Vienne. Découverte et fouille d’un gisement du Magdalénien à Angles-sur-l’Anglin (Vienne) », Bulletin de la Société préhistorique française, t. 30, 1933, p. 239-256, 4 fig., 5 pl.
2 H. Delporte, L’Image de la femme dans l’art préhistorique, Paris, Picard, 1993, nouv. éd. augm., 287 p.
3 J. Airvaux, L’art préhistorique de Poitou-Charentes. Sculptures et gravures des temps glaciaires, Paris, La Maison des Roches, 2001, 223 p.
4 Y. Taborin, Langage sans parole. La parure aux temps préhistoriques, Paris, La Maison des Roches, 2004, 218 p., 40 fig., 47 pl.
5 S. Cassou de Saint-Mathurin, « Les “vénus” pariétales et mobilières du Magdalénien d’Angles-sur-l’Anglin », Antiquités nationales, t. 10, 1978, p. 15-22, 6 fig.
6 S. Cassou de Saint-Mathurin, « Les “vénus” pariétales et mobilières du Magdalénien d’Angles-sur-l’Anglin », Antiquités nationales, t. 10, 1978, p. 15-22, 6 fig ; G. Pinçon, « À la recherche du cheminement d’idées au cours du Magdalénien : essai sur les représentations féminines du Roc-aux-Sorciers (Angles-sur-l’Anglin, Vienne) », Arts et cultures de la préhistoire, Paris, éd. du Comité des travaux historiques et scientifiques, « Documents préhistoriques », 24, 2007, p. 55-63.
Auteur : Guy Mazière
© Réunion des musées nationaux – 2009